Un nouveau modèle
Lors de sa création, en 1995, le CDC Toulouse/Midi-Pyrénées invente un nouveau modèle d'établissement culturel. Voulu et soutenu par la Ville de Toulouse, l'État et le conseil régional, structuré par Annie Bozzini qui le dirige vingt ans durant, le CDC ou Centre de développement chorégraphique propose une alternative aux Centres chorégraphiques nationaux. Alors qu'un CCN est, pour l'essentiel, un outil de travail et de réflexion confié à un chorégraphe, le CDC de Toulouse s'emploie à soutenir la danse contemporaine sous tous ses aspects et au bénéfice des artistes comme des publics.
Plusieurs structures dispersées sur le territoire français se reconnaissent dans ce nouveau modèle et décident de s'associer en réseau en adoptant le nom de CDC, terme devenu en 2010 un label décerné par le ministère de la Culture et de la Communication. Ce label prend le nom de CDCN, Centre de développement chorégraphique national à partir de 2017.
Un projet ouvert
Sensible aux nouvelles écritures de la danse, le CDCN Toulouse soutient la création et les recherches des artistes chorégraphiques en les accueillant en résidence, en produisant ou coproduisant leurs œuvres, en les diffusant au cours de sa saison et de son festival annuel.
Le CDCN mène une intense activité culturelle de diffusion des connaissances sur la danse et de pratique artistique. Il est, entre autres, à l'origine d'une série de mallettes pédagogiques qui abordent, de manière synthétique et active, des notions et des périodes clés de l'histoire de la danse.
Lieu ressource, le CDCN Toulouse dispose d'un centre de documentation ouvert à tous. Il est également une des rares structures en France à proposer une formation professionnelle supérieure en danse contemporaine.
Artiste associée à la structure pour de 2024 à 2026 (2019-2023), Hélène Iratchet bénéficiera d'un soutien privilégié pour produire, créer et diffuser ses œuvres.
Noé Soulier a été l'artiste associé de La Place de la Danse de 2016 à 2019 et Julie Nioche de 2020 à 2023.
La Place de la Danse – CDCN Toulouse / Occitanie
En 2017, sous la direction de Corinne Gaillard, le CDCN de Toulouse prend le nom de La Place de la Danse. Il s'affirme ainsi comme le lieu toulousain vers lequel convergent et d'où partent les énergies et les appétits de danse, ceux des artistes comme des publics, des professionnel·le·s comme des amateur·rice·s. Dans toutes ces missions et propositions, La Place de la Danse lance une invitation permanente à danser et voir danser, à penser et repenser la danse.
Le 1er février 2024, Rostan Chentouf a pris la direction de La Place de la Danse avec un nouveau projet pour le CDCN intitulé "Faire corps".
Entretien avec Rostan Chentouf, directeur de La Place de la Danse CDCN Toulouse Occitanie
Peux-tu me raconter comment tu es entré dans la danse, comment elle est entrée dans ta vie ?
La danse a bouleversé mon parcours. J'étais juriste et ma relation à la danse contemporaine était inexistante. Un jour, un proche m'a concocté comme un parcours du spectateur. Je me suis laissé guidé à l'aveugle, n'ayant jamais poussé la porte d'un théâtre. Le tout premier spectacle était Blue Lady, interprété par Carolyn Carlson au Théâtre de la Ville à Paris. Cette expérience a été un premier choc esthétique. Cette apparition m'a profondément marqué. Je me souviens de la dimension très graphique de ce corps observé depuis le lointain de la salle, à la fois longiligne, fragile et puissant. Cela m'a plongé dans un état de sidération qui, je crois, m'accompagne encore aujourd'hui. Je continue à découvrir comment un corps peut engager et nous partager une telle densité de présence, sans qu'aucun mot ne soit prononcé, avec autant de sensations, d'états et de fictions possibles. Sans comprendre tout de suite la nature de la place que la danse allait occuper dans ma vie, je savais alors qu'il y aurait un avant et un après.
Comment ce bouleversement a engagé par la suite un chemin vers l'accompagnement des artistes chorégraphiques ?
Le chemin a été progressif et constellé de rencontres importantes. Je peux citer un autre spectacle vu au même moment : celui de Christian Rizzo, avec lequel j'ai eu la chance (des années plus tard) de collaborer longuement à ICI—Centre chorégraphique national Montpellier Occitanie. La pièce s'appelait Avant un mois je serai revenu et nous irons ensemble en matinée, tu sais, voir la comédie où je t'ai promis de te conduire et ce fut également un choc que d'assister à un ballet mécanique de parois mobiles, d'apparitions et disparitions de corps qui ne cessaient de modifier l'espace par leurs traversées et les objets-formes qu'ils déposaient au sol. Je le mentionne ici compte tenu de la forte impression provoquée par ces traversées de gestes, d'ombres et d'éclats, par leur troublante dimension plastique. Le terme chorégraphique prenait alors, ici, tout son sens.
En commençant à fréquenter les salles et à découvrir les œuvres, j'ai eu la possibilité de dialoguer avec les chorégraphes. J'ai été et je suis toujours fasciné par ces espaces de discussion, la recherche de termes précis pour parler d'un processus en cours, la formulation de questions, de doutes, le partage de récits ou d'analyses. Des dialogues riches et foisonnants. J'ai eu envie de leur poser des questions et de continuer à susciter ces conversations. Moi qui travaillais comme juriste dans des contextes où il fallait savoir anticiper, résoudre et prévenir des situations, j'observais des états de sensibilités, la puissance de visions qui se potentialisaient dans des formes. Cet écart dans lequel je me trouvais m'a extrêmement nourri : je rationalisais dans la journée et je m'encourageais le soir à accueillir des états de puissance et de vulnérabilité.
Comment es-tu ensuite devenu administrateur général, notamment au Centre chorégraphique national de Tours (auprès de Thomas Lebrun) puis directeur délégué au CCN Montpellier Occitanie ?
En imaginant progressivement quelle pouvait être ma place aux côtés des artistes, afin de les accompagner au mieux.
Parmi les chorégraphes que j'ai pu rencontrer, Hélène Iratchet a accepté de m'accorder du temps, car j'avais besoin de comprendre comment elle travaillait, pourquoi elle s'était engagée en danse, quel était son parcours, comment s'organisait sa recherche. Je me pose continuellement ces questions.
Mon désir, à travers ces deux expériences marquantes, et il est intacte encore aujourd'hui, est de questionner comment accompagner au mieux les recherches menées par les artistes chorégraphiques et comment créer des traits d'union entre les processus, les œuvres, les publics et les territoires.
Le projet que tu as formulé pour La Place de la Danse s'intitule Faire corps, que contiennent ces mots ?
Ces mots forment une trame active souterraine qui accompagne le projet pour La Place de la Danse. Faire corps, l'expression paraît simple, mais si l'on tente de s'accorder sur ce que l'on entend ou ce que l'on souhaite lorsque l'on emploie ces deux mots, qu'est-ce que cela donne ? Quel regard portons-nous sur les corps, de quels corps parlons-nous, quels sont ceux que l'on voit ou qu'on ne voit jamais ? Comment parler des corps que l'on regarde ? Derrière la simplicité apparente, le fait d'imaginer comment faire corps dans la société nous place face à un gisement de questions. Pour y répondre il faut du temps, de l'insistance, de la combativité, un dialogue constant, la multiplication de micro-actions, interroger sans cesse ce que l'on fabrique et comment.
Faire corps s'ancre aussi dans le désir de s'autoriser à accueillir les gestes de danse. Je crois fondamentalement en la possibilité de détendre les a priori qui conduisent à tenir à distance la création contemporaine et la recherche en art, notamment en danse. Les idées reçues qui la qualifient d'ardue, d'élitiste, qu'elle nécessiterait une forme d'érudition ou d'appartenir à une certaine catégorie sociale pour la côtoyer sont des obstacles encore trop souvent présents. Je souhaite faire la démonstration douce qu'il est possible de tempérer ces appréhensions.
Une grande importance va être donnée à renforcer et tisser un maillage de coopérations, à inscrire La Place de la Danse dans des réseaux de partenariats. En quoi est-ce fondamental pour la vie du CDCN de Toulouse Occitanie ?
J'observe qu'à l'échelle de Toulouse et de la région Occitanie les désirs de danse sont nombreux et de nombreuses personnes œuvrent à initier et entretenir ce goût de la danse. La région est riche d'une pluralité de contextes, de terrains sur lesquels se trouvent des personnalités, des organisations, des actes solitaires et collectifs qui soutiennent et défendent - lorsqu'il le faut - la présence du chorégraphique et le goût de la recherche en danse. Cette polyphonie va du plateau au studio, aux espaces extérieurs, passe par l'écrit, l'image, des relations à d'autres champs et pratiques artistiques. Coopérer aujourd'hui me paraît être le minimum pour faire apparaître ces réalités plurielles. Des savoirs inouïs sont vivants, dans et hors des métropoles, coopérer c'est ainsi travailler l'interconnaissance de ce qui fait la filière professionnelle et le réseau danse en Occitanie. Il s'agit aussi de tenter un rapport moins condescendant à d'autres réalités territoriales, considérant que ce sont des réservoirs sensibles d'histoires, d'expériences, de savoirs, de pratiques.
Un des leviers essentiels de la coopération est de rendre souhaitable et possible la recherche du contexte, du terrain, le plus pertinent pour les artistes et leur recherche. Parmi tous les terrains existants, quel est celui qui soutiendra au mieux cette recherche ? Est-ce le studio de La Place de la Danse, le contexte du quartier de La Reynerie sur lequel le CDCN engage un redéploiement de ses activités pour amorcer un ancrage et un projet renouvelés au sein de la future Cité de la Danse, de l'Essieu du Batut en Aveyron, ceux des Bazis en Ariège ou de La Soulane à Jézeau, ceux du CCN de Montpellier ou du CDCN d'Uzès, celui d'une scène nationale... ?
En termes de programmation, cela signifie aussi faciliter la circulation des œuvres sur ces différents terrains ?
Oui, d'autant plus qu'historiquement La Place de la Danse est un projet itinérant qui – depuis trente ans - entretient le goût pour une programmation nomade, pensée en dialogues, échos et partenariats. Les espaces existants dont dispose le CDCN, à savoir deux studios dont l'un ne peut pas accueillir de public, permettent de faire beaucoup mais pas tout, certaines formes nécessitent d'autres espaces, d'autres échelles et réalités ou fictions. Penser la diffusion des œuvres, c'est aussi créer des rebonds, travailler leur circulation grâce aux réseaux de partenaires historiques et à venir.
Je souhaite travailler la programmation pour que des œuvres puissent déborder du centre-ville de Toulouse afin de rencontrer d'autres terrains, et qu'à l'inverse des projets créés depuis d'autres réalités apparaissent ici à Toulouse.
Souhaites-tu nommer certaines coopérations qui vont prendre place dans les saisons à venir ?
Je souhaite nommer naturellement les nombreuses complicités historiques du CDCN tout en soulignant les nouvelles dynamiques nouées avec les initiatives inspirantes portées depuis La Reynerie et le Grand Mirail, tout comme celles initiées avec le programme Danses en territoires**.
L'ensemble de ces coopérations permet de créer du lien et des aventures communes avec des personnes et organisations présentes sur des territoires et réalités hétérogènes : le centre-ville, les quartiers prioritaires politique de la ville, les ruralités notamment. Le CDCN sera présent et proactif pour entretenir ces impulsions, les encourager, les densifier. J'apprécie beaucoup les projets, visions, valeurs de ces terrains-ressources et des personnes qui les incarnent. Coopérer c'est aussi s'épauler à partir des fragilités dans lesquelles nous nous trouvons, à différentes échelles. Pour faire face aux désarrois que l'état du monde nous renvoie, aux fragilités matérielles et économiques notamment, nous devons pouvoir compter sur la puissance du lien, du partage de visions fortes, de la pensée de l'accueil dans une proximité continue.
Au quotidien, la vie au sein de La Place de la Danse, avec les belles personnes qui forment l'équipe, est très inspirante en cela, elle me rappelle la proximité possible d'une compagnie où le sens, l'intelligence collective et le faire priment sur tout le reste.
Qu'en est-il du réseau danse Occitanie ?
C'est un espace important pour réfléchir à plusieurs aux questions d'accompagnement et de diffusion de la danse. Ce réseau est pensé comme un espace et un temps que l'on s'accorde à vingt-cinq structures partenaires qui émaillent le territoire, pour définir et potentialiser ensemble des actions communes en matière de production de la danse dans un contexte en crise. Comment accompagner la diffusion à notre échelle dans ce contexte, défendre l'insertion professionnelle, la sensibilisation, la médiation, les nombreux endroits de travail avec le territoire ? Il existe un foisonnement d'interprétations de ce que l'on nomme éducation artistique et culturelle, production, diffusion. Parler du geste chorégraphique dans ce réseau c'est parler d'hétérogénéité, de diversité dans les pratiques. Nous avons tout intérêt à envisager le soutien aux équipes artistiques en dialogues, à faire en sorte que de ce foisonnement émerge une puissance dans un contexte fragile.
Puisque tu évoques ce modèle de coopération comme une réponse aux difficultés notamment de coupes budgétaires rencontrées par le milieu de la danse, comment abordes-tu ce contexte en arrivant à La Place de la danse ?
J'essaie de trouver des endroits de stabilité dans un contexte instable, d'être le plus fiable possible dans la relation aux équipes, aux artistes, aux partenaires. D'affirmer le désir de continuer. De créer des espaces de dialogue avec les artistes et les partenaires pour voir comment nous pouvons nous accorder pour accompagner au mieux les projets. Il s'agit de sortir des approches individualisées à la production et à la diffusion, de déverrouiller au maximum les enjeux compétitifs dans lesquels nous sommes plongés souvent malgré nous. Pour continuer à exister, il faut déjouer cette ultra compétitivité dans laquelle nous baignons depuis trop longtemps. C'est aussi formuler les endroits de vulnérabilité dans lesquels nous pouvons nous trouver, que l'on soit une institution ou non, puisque l'on traverse ces crises ensemble. Lorsqu'une institution fait face à des difficultés, les conséquences se traduisent en cascade, sur les équipes, les technicien.nes, les intermittent.e.s, toute la filière professionnelle. C'est un écosystème, au sein duquel il nous faut travailler au mieux les solidarités, en accord avec nos convictions ; je crois que c'est fondamental.
Hélène Iratchet est artiste associée et Emilie Labédan, Nicolas Fayol et Chloé Zamboni sont les trois artistes accordé.e.s de la Place de la Danse. Étoiler des formes de soutien à plusieurs équipes est une mise en pratique de cette façon d'agir ?
Oui, ces quatre chorégraphes se trouvent à des moments clés de structuration ou restructuration de leur compagnie. Iels sont en train de formuler ou reformuler leurs projets, ce qui rend ces compagnonnages particulièrement stimulants. Chloé Zamboni amorce la structuration de sa compagnie, Émilie Labédan repense le terrain sur lequel elle investit son projet d'artiste chorégraphe, entre création et transmission. Nicolas Fayol cherche comment sa place de chorégraphe se définit au sein du collectif Hinterland. Hélène Iratchet repense quant à elle de fond en comble la structuration de son projet de compagnie. Ce sont quatre personnalités, gestes, endroits de développement différents au travail. Accompagner ces questionnements demande de revenir à des fondamentaux et j'avais très envie de prendre ce temps-là plutôt que d'inscrire l'association d'artistes avec des compagnies aux parcours autrement structurés. J'ai envie d'accompagner des artistes qui se posent des questions de fond avec une grande sincérité dans un contexte complexe. Je pense nécessaire et courageux de prendre ce temps-là, alors que les situations de crises nous conduiraient à ne pas trop remettre en question, pour s'accrocher à ce qui est. Au contraire, avec ces quatre artistes nous allons prendre le temps de nous demander ce que l'on fait et comment, de tâtonner ensemble avec les questions qui sont les leurs. Cela pourrait s'inscrire à contre-courant de l'urgence et de la précipitation vers lesquelles nous sommes poussé.e.s.
En termes d'accompagnement dans le temps long, une spécificité de La Place de la Danse est la présence de la formation professionnelle Extensions, qui permet à des danseur.ses de se former, de s'engager dans la danse de manière forte, un endroit singulier et important.
Oui, et c'est une des raisons pour lesquelles j'ai formulé un projet pour ce lieu et cette équipe et pas une autre. La présence de la formation Extensions située au sein du CDCN permet d'entretenir, pendant neuf mois, une relation régulière avec de jeunes artistes chorégraphiques. Cette présence sensible forme un continuum tout au long de l'année. Il s'agit du seul CDCN à proposer une formation professionnelle située au sein d'un lieu dédié à la création chorégraphique contemporaine, ce qui l'inscrit ainsi comme un acteur important de la filière professionnelle en danse. Il est très stimulant d'être en lien avec une communauté d'artistes qui s'engagent avec force et conviction dans un parcours de création. Cela défie les individualismes, les replis. C'est politique. Cela suscite un profond respect et de l'admiration.
Propos recueillis par Marie Pons – avril 2024 – Figeac-Toulouse
Marie Pons est autrice, critique et chercheuse en danse, active dans le milieu du spectacle vivant.